lundi 18 mars 2024

Quand la poésie rencontre l'image abstraite

Eliane Vernay et Isabelle Palenc – "... et tourne et roule et boule" est un ouvrage poétique qui ne manque pas de surprendre, voire de déconcerter. C'est aussi un livre artistique à plus d'un titre, puisqu'au fil des pages, les mots d'Eliane Vernay, auteure suisse, s'associent aux pastels de l'artiste française Isabelle Palenc.

Le titre a quelque chose de ludique en effet, de tourbillonnant, que le lecteur retrouve encore dans les premiers mots du livre, de même que dans le geste vigoureux des images de l'artiste, qui offre au poème le contrepoint de pastels aux limites de l'abstrait, faussement enfantins, véritablement entraînants pour l'œil.

Quant aux mots, ils s'avèrent entraînants aussi. Mais rapidement, c'est vers des impressions plus sombres que la poétesse entraîne son lectorat: face au choix des mots, on pense à l'exil, aux migrants qui traversent la Méditerranée en quête d'un avenir meilleur. C'est cependant dit de façon allusive, dans une écriture qui a quelque chose d'abstrait et permet au lecteur d'y voir ce qu'il veut. 

Le tourbillon verbal se prolonge du reste dans une mise en page aérée qui offre, avec ses blancs généreux, autant d'espaces de repos et de respirations pour le regard. Ces respirations permettent aussi de laisser résonner quelques associations de mots audacieuses, mises en valeur dans des vers le plus souvent courts, associés en strophes brèves et vagabondes sur la page.

Ces mots occupent l'espace pour recréer, à l'attention du lecteur, un long chant voyageur qui peint une certaine manière d'être humain. Quasi abstraite, la poésie des mots de "... et tourne et roule et boule" résonne parfaitement avec les couleurs des illustrations qui ponctuent l'ouvrage pour dire la vie humaine barattée jour après jour.

Eliane Vernay et Isabelle Palenc, ... et tourne et roule et boule, Espenel, Voix d'encre, 2023.

Le site d'Isabelle Palenc, des éditions Voix d'encre.

dimanche 17 mars 2024

Dimanche poétique 632: José-Maria de Heredia

Le vase

L'ivoire est ciselé d'une main fine et telle
Que l'on voit les forêts de Colchide et Jason
Et Médée aux grands yeux magiques. La Toison
Repose, étincelante, au sommet d'une stèle.

Auprès d'eux est couché le Nil, source immortelle
Des fleuves, et, plus loin, ivres du doux poison,
Les Bacchantes, d'un pampre à l'ample frondaison,
Enguirlandent le joug des taureaux qu'on dételle.

Au-dessous, c'est un choc hurlant de cavaliers ;
Puis les héros rentrant morts sur leurs boucliers
Et les vieillards plaintifs et les larmes des mères.

Enfin, en forme d'anse arrondissant leurs flancs
Et posant aux deux bords leurs seins fermes et blancs,
Dans le vase sans fond s'abreuvent des Chimères.

José-Maria de Heredia (1842-1905). Source: Bonjour Poésie.

mardi 12 mars 2024

Une enquête policière tragique autour de l'euthanasie

Raphaël Guillet – Que des gens âgés et diminués décèdent dans un EMS, cela n'a rien de surprenant: nommés EHPAD en France, ce sont bien là, pour celles et ceux qui y sont logés, des résidences de fin de vie. Mais voilà: même dans ce contexte, des décès peuvent s'avérer inattendus, pour ne pas dire suspects. Tel est le point de départ du roman policier "Un arrière-goût amer", dernier opus de Raphaël Guillet et troisième roman à faire intervenir l'inspectrice lausannoise Alice Ginier.

"Un arrière-goût amer" se présente comme la rencontre de deux personnages, le coupable et l'enquêtrice, que l'auteur fait avancer l'une vers l'autre au fil de son intrigue, jusqu'à l'ultime confrontation. En contrepoint à la narration, il fait parler le coupable, comme une voix anonyme – qui l'est cependant de moins en moins, tant il est vrai que cette parole résonne avec la relation de l'histoire proprement dite. Le nom du coupable s'avère donc rapidement prévisible. Mais est-ce là l'essentiel de ce roman?

Pas nécessairement, même s'il est indéniable qu'il captive, comme il se doit pour un polar digne de ce nom. L'auteur balade son lecteur dans le monde pas toujours facile à vivre des établissements médico-sociaux et décrit une enquête brumeuse, marquée par les trous de mémoire légitimes de témoins ou de suspects potentiels plutôt âgés, souvent malades. 

Certes peuplé de médecins cyniques et d'administratifs froids, ce monde a cependant aussi ses lumières: on pense à la tendresse avec laquelle l'auteur dépeint le personnage de Fortune Oumarou, aide-soignante africaine des plus sages, ou celui du Milord, un rastaquouère qui a su mettre un peu d'ambiance dans l'établissement durant ses vieux jours après avoir exercé mille métiers et vécu mille vies.

Enfin, c'est l'euthanasie active, c'est-à-dire l'assistance au suicide, qui se trouve au cœur de l'intrigue de "Un arrière-goût amer", avec les importantes questions éthiques qu'elle pose. Le lecteur se trouve en fin de roman face à un duel entre Alice, tenante de la légalité qui dit que l'assistance au suicide n'est pas forcément légale en Suisse (l'auteur évacue les organisations telles que Dignitas et Exit, et l'euthanasie devient ici une activité d'ordre privé et informel), et un coupable absolument certain d'avoir œuvré pour le meilleur en aidant celles et ceux qui le souhaitent à partir vers un monde qu'on dit meilleur. Face à ces deux légitimités irréconciliables, force est de relever que "Un arrière-goût amer" recourt au mode tragique pour poser une question de société des plus actuelles.

"Un arrière-goût amer" est donc un roman policier à deux points de vue qui s'empare d'un sujet de société dont on parle, l'euthanasie, pour en exposer les enjeux au fil d'une intrigue solide. D'une manière passionnante, l'auteur utilise la trame du roman policier pour faire passer quelques points de vue, avec sagesse, sans forcer le lecteur à opter pour l'un ou l'autre: conformément à l'esprit du tragique, tous sont a priori légitimes.

Raphaël Guillet, Un arrière-goût amer, Lausanne, Favre, 2024.

Le site des éditions Favre.

Lu par Philippe Poisson.

dimanche 10 mars 2024

Dimanche poétique 631: Maria Zaki

Parle-moi

Parle-moi d’océan
Quand je regarde 
La ligne de l’horizon
Se noyer dans la brume

Parle-moi d’oasis
Et combien plus 
En absence d’eau
Au seuil de nos dunes

Parle-moi de l’amour
Qui allume nos couleurs
Sans éteindre 
L’éclat de la lune

Nous voici 
Tous les deux
Disposition à l’écoute
Et besoin d’écouter

Ensemble sous
Un ciel silencieux
Nous apprenons 
La patience du berger

Maria Zaki (1964- ). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 7 mars 2024

Morts sur le lac

Gilles de Montmollin – C'est sur les eaux du lac de Neuchâtel que l'écrivain Gilles de Montmollin embarque son lectorat pour son nouveau roman noir, "Le lac était noir" – un titre qui aurait pu suggérer, soit dit en passant, une équipée du côté du Lac Noir, en plein canton de Fribourg. Mais voilà: tout se passe au large d'Yverdon-les-Bains, sur trois cantons quand même: Neuchâtel bien sûr, mais aussi Vaud.

C'est pourtant un Français, Romain, qui, en sa qualité de narrateur, constitue le moteur de l'intrigue. Invité par un collègue d'études, Enzo, à passer le voir à Yverdon, il prend le volant... et voilà: Enzo a disparu et la mère de celui-ci le met au courant de quelques éléments troubles à ce sujet, en particulier la disparition, sur le lac de Neuchâtel, du bateau sur lequel il naviguait avec d'autres gens. Il n'en faut pas plus pour que cet archéologue de métier se mue en enquêteur d'occasion. Il trouvera dans sa démarche une alliée de choix: la sportive Clarisse. 

Voilà un tandem intéressant à observer, toujours à deux doigts de basculer dans le couple formellement identifié: en matière d'écologie, la vingtenaire Clarisse fait montre d'une remarquable intransigeance et semble bien connaître et pratiquer son évangile selon Sainte Greta. Cela, quitte à ce qu'elle paraisse un peu rigide aux yeux du lectorat, surtout face à un Romain qui, sa voix de narrateur comme son action en témoignent, prend la vie d'une façon plus décontractée.

C'est du reste un personnage qui apprend vite, ce Romain: pour un ressortissant du Midi, il se sent assez rapidement à l'aise avec les toponymes des rivages du lac de Neuchâtel. De même, le lecteur a l'impression que ce personnage a prestement intégré la terminologie spécifique à la navigation à voile – un motif littéraire que l'auteur affectionne particulièrement, son œuvre en témoigne. Une fois de plus, les amateurs de coups de feu sur l'eau seront servis!

En écho à la navigation et à ses frissons, l'automobile apparaît comme un élément incontournable de l'intrigue, avec au moins une course-poursuite déterminante relatée avec toute la tension requise en fin de roman. Réaliste s'il en est, l'écrivain décrit avec précision les forces et les faiblesses des véhicules décrits, du SUV surpuissant décrit comme un monstre à la vieille Peugeot à peine maquillée mais qui fait le job.

Quelques idées passent dans ce roman. Outre le message écologique, éventuellement mêlé de politique (une conseillère municipale yverdonnoise peu appréciée des promoteurs immobiliers fait partie des cadavres), l'auteur amène une réflexion rare sur l'éthique des archéologues, qui doivent s'interdire, au nom de la science, de s'approprier les trésors qu'ils auraient découverts, en particulier à de basses fins de lucre. Ce sera une piste de l'enquête informelle menée par Clarisse et Romain, entourés par des alliés pas toujours sûrs.

Enfin, si "Le lac était noir" captive, c'est aussi parce qu'il fait intervenir des personnages à la psychologie finement observée: pour certains d'entre eux en tout cas, tout les coups semblent permis. Mais lequel va donner la mort? Ces personnages, on les voit travaillés par l'obsession de laisser à l'écart une police jugée fouineuse et peu compétente, mais aussi, pour certains, par un esprit de revanche qui aura, peut-être, le dernier mot. Et comme l'humain n'est pas fait de bois, l'auteur réussit à installer quelques atmosphères troubles à base de sentiments mêlés d'attirance et de soupçons, instillées par le regard (très) masculin de Romain.

Gilles de Montmollin, Le lac était noir, Lausanne, BSN Press/Genève, Okama, 2024.

Le site de Gilles de Montmollin, celui des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.

mercredi 6 mars 2024

"Tolle, lege!" au Salon du Livre de Genève!

Vous n'avez pas encore votre exemplaire de mon roman "Tolle, lege!"? Vous rêvez (osons rêver...) de vous en procurer un exemplaire dédicacé? L'occasion se présente: je serai présent au Salon du Livre de Genève pour un moment de signatures. Cela se passera samedi 9 mars de 13h00 à 15h30 sur le stand Littérature Suisse, espace A170, sous l'égide de mon éditeur, Hélice Hélas, qui proposera aussi des livres de tout plein d'auteurs formidables.

Qu'attendez-vous? N'hésitez pas à réserver votre samedi aux livres, passez faire un tour à Palexpo! Il paraît même qu'il y a un championnat suisse d'orthographe qui se disputera ce jour-là...

Pour en savoir plus et pour imprimer vos billets d'entrée (gratuits), je vous invite à consulter le site Internet du Salon du Livre

Alors, à samedi après-midi!

mardi 5 mars 2024

Charles Guérin, engagé... e à Minorque

Laurence Voïta – Alors que Laurence Voïta écrivait tout autre chose, le personnage de Charles Guérin a fait irruption, impérieux, dans son activité de romancière. Impérieux ou impérieuse? Charles Guérin, dit "La Gingolaise", est en effet une jeune femme native du Chablais, qui a quitté Saint-Gingolph pour s'enrôler dans une troupe de mercenaires. Elle est morte des suites d'un tir de canon lors de la bataille de Minorque en 1781 à l'âge de même pas 17 ans, et ce n'est qu'après son décès que les médecins constatent son sexe véritable, sans doute connu de sa seule famille, voire des villageois.

Pour relater le destin singulier de Charles Guérin, l'auteure n'a guère que deux pages écrites en espagnol à sa disposition. Dès lors, "La Gingolaise" s'attache à recréer une figure historique et le contexte dans lequel elle a évolué à partir de documents annexes, mais aussi de son ressenti face à ce personnage atypique. 

Côté histoire, il y aura quelques personnalités plus ou moins connues, telles Isaac de Rivaz (inventeur du moteur à combustion interne) ou le duc de Crillon. Les lieux sont respectés, la reprise de Minorque aux Anglais par les Français en 1781 est réelle, et la Suisse envoyait encore ses mercenaires au service des puissances étrangères en ce temps de fin d'Ancien régime. Forte de ses recherches, et à mesure qu'elle déroule son propos, l'auteure révèle à son lectorat tout un monde et une époque autour de Charles Guérin.

L'intérêt littéraire de l'ouvrage réside avant tout dans la manière de recréer ce personnage complexe de Charles Guérin à partir des sources lacunaires dont l'auteure dispose. Celle-ci lui trouve un nom de naissance, Marie Anne, puisque l'Histoire ne l'a pas retenu, et lui accorde un caractère avide de liberté, héroïque et jovial, déterminé aussi, peu compatible avec les rôles que l'époque attribuait généralement aux femmes, mais aussi désireux d'assumer son choix de s'enrôler.

L'auteure louvoie aussi avec sensibilité entre la part de féminité de son personnage, délibérément fluide en matière de genre: cette féminité, masquée jusqu'au bout, est en concurrence constante, ne serait-ce que par le biais de la biologie, avec le rôle masculin que Charles Guérin entend endosser. Ce louvoiement, le lecteur le perçoit aussi par la grammaire comme par la danse des rôles que s'impose le jeune soldat, désireux d'en remontrer à ses compagnons dans un souci, parfois d'actualité aujourd'hui encore en d'autres contextes, de surcompenser au combat un sexe qu'on n'attend pas sur le champ de bataille ou à l'exercice.

Cela ira jusqu'à la récupération de la mort de Charles Guérin, transformée en vierge (elle l'était à son heure dernière, le médecin l'a confirmé au terme de son autopsie) et martyre au courage étonnant pour créer l'événement et donner du cœur aux troupes. Récupération discutable, et l'auteure ne manque pas de la commenter. Mais l'essentiel est ailleurs: par la littérature, la romancière fait revivre de façon crédible, à partir de bribes, un destin singulier. Et à démontrer qu'il méritait cette évocation: les aventures de Charles Guérin résonnent aujourd'hui encore avec certaines questions sociales d'actualité.

Laurence Voïta, La Gingolaise, Lausanne, Favre, 2024.

Le site des éditions Favre.