mercredi 21 décembre 2016

Une année scolaire à l'internat, dans les montagnes rwandaises

Le site de l'auteure.

"Il n'y a pas de meilleur lycée que Notre-Dame-du-Nil". Voilà un incipit qui pose son décor avec force! Cela, d'autant plus que cette idée est martelée deux fois en début de chapitre... La romancière rwandaise Scholastique Mukasonga dessine avec "Notre-Dame-du-Nil", prix Renaudot 2012, le parcours d'une année scolaire dans un lycée de jeunes filles aisées du Rwanda - inspiré dit-on d'un établissement et d'un contexte tout à fait réels: je vous invite à voir à ce sujet le point de vue éclairé de l'éditeur Eugène Shimamungu, du blog "Editions Sources du Nil".

Quel décor? L'auteure présente le lycée comme une bulle à préserver, ce que symbolise dès le début du roman l'altitude à laquelle il est construit: près des nuages, près du Dieu des chrétiens, proche aussi des mystérieuses sources du Nil, il ne sera que meilleur, d'autant que la Vierge, qui prend les traits vénérés jusqu'à la caricature d'une statue de la vierge de Lourdes au visage peint en noir, veille sur lui. Le temps même ne paraît pas avoir prise sur cet établissement scolaire qui fleure le passé: rigidité de l'enseignement, secrets d'internat, poids d'une certaine morale portée par des bonnes soeurs qui ont leurs convictions; difficile du reste de dire le moment exact du vingtième siècle où a pu se dérouler l'année scolaire dépeinte par l'écrivaine. 

Tel qu'il est décrit, ce lycée rappelle le motif littéraire du "locus amoenus", ce lieu agréable où l'on se raconte des histoires. La romancière le gauchit: ce lieu reculé, méfiant jusqu'à l'obsession face à tout ce qui pourrait venir de la plaine, est aussi celui des secrets et des mensonges. C'est aussi le lieu où l'on se méfie de tout ce qui vient de l'extérieur, par exemple les coopérants français engagés comme enseignants et présentés comme chevelus (horreur!) et peu religieux (horreur bis!).

Cela, sans oublier la question raciale. Le Blanc est présent, il dirige l'institution et on le vénère à distance - non sans attentes sincères, témoin en est la visite de la reine de Belgique, décevante en raison d'aléas. Mais le point de vue reste rwandais: l'essentiel des conflits larvés puis affirmés installés dans le récit concerne les antagonismes entre les Tutsi et les Hutu.Les politiques de quotas, permettant à des Tutsi de venir étudier à Notre-Dame-du-Nil, suscitent la jalousie du groupe majoritaire des Hutu, sûr du bon droit du nombre. L'auteure personnalise cette idée par le biais du personnage de Gloriosa, manipulatrice, sûre d'elle jusqu'à l'arrogance: son physique opulent semble refléter sa volonté d'occuper tout l'espace, avec ceux qu'elle considère comme les siens. La parole de Gloriosa claque dès la fin du premier chapitre, indiquant au lecteur l'importance de cet antagonisme, accentué encore par les appartenances religieuses, aggravées par des superstitions bien ancrées. Sans oublier la question de la race des déesses, introduite par l'excentrique Français, M. de Fontenaille...

Notre-Dame-du-Nil se présente comme un lycée de jeunes filles d'élite. Autant dire que "Notre-Dame-du-Nil" est traversé par la vision qu'ont certaines femmes rwandaises de leur avenir et de leur émancipation. Le lecteur occidental ne peut s'empêcher de comparer: sous couvert de la promesse d'émancipation, l'enjeu du passage à Notre-Dame-du-Nil consiste à préparer les étudiantes à devenir les parfaites épouses de maris matériellement ou symboliquement riches: ambassadeurs, banquiers, ministres, etc. Sans juger, au travers de quelques personnages bien individualisés, l'auteure montre que hors du mariage, il n'est point de statut pour la femme au Rwanda. Ce que tout le monde semble accepter, d'ailleurs, l'auteure va jusqu'à montrer que les étudiantes, conscientes qu'elles ont quelque chose à y gagner, jouent ce jeu-là avec alacrité.

Et évidemment, l'auteure ne manque pas de développer les péripéties qui marquent la vie d'un lycée, et plus d'un ancien interne, rwandais ou non, femme ou homme, se reconnaîtra dans l'une ou l'autre des vicissitudes des personnages. escapades, mais aussi actes d'ordre sexuel avec des mineures (personnage du père Herménégilde, lourd de secrets alors qu'il est respecté), chuchotements au dortoir après le couvre-feu, amitiés, jalousies, interdits bravés. Cela, jusqu'à la fin de l'année scolaire, qui n'a rien d'une clôture bien sympathique comme on les connaît... et fait éclater le petit monde clos de Notre-Dame-du-Nil, contraint de vivre les conflits venus de la plaine. L'auteure a la sagesse de conserver, de bout en bout, un style sans artifices voyants. C'est une option qui donne à chacun des éléments dramatiques de "Notre-Dame-du-Nil" un relief incroyable - ce que l'on comprend dès la fin du chapitre un. 

Scholastique Mukasonga, Notre-Dame-du-Nil, Paris, Gallimard/Continents noirs. 2012.

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