jeudi 29 juin 2017

Notes sur "Le portrait de Dawn Dunlap" d'Olivier Mathieu

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Il y aurait indéniablement beaucoup à dire sur le rapport que l’écrivain Olivier Mathieu entretient avec la photographie. Parmi ses livres, nombreux sont ceux qui sont enrichis d’images tirées, souvent, d’albums de famille. Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’affaire David Hamilton l’interpelle, à telle enseigne qu’il lui consacre un blog où il expose son avis personnel sur l’affaire. Rien d’étonnant non plus, de la part de cet auteur, s’il livre à ses lecteurs cette méditation de quelques dizaines de pages intitulée Le Portrait de Dawn Dunlap.

Ce petit livre s’ouvre sur le ressassement des souvenirs de l’homme de lettres, fidèle à son habitude de faire de sa propre vie la matière de son œuvre. Les lecteurs se retrouvent donc en terrain familier : il y a les filles d’Arromanches, et l’évocation de la mémoire des artistes qui ont entouré l’enfance de l’auteur. On y trouve une attention aux petites choses, des framboises dégustées par exemple, ainsi qu’une nostalgie d’un temps qui ne reviendra pas.

Et il y a des coïncidences troublantes, des dates qui résonnent. Elles permettent à l’auteur de glisser vers le cœur de son sujet : le regard porté par David Hamilton sur les très jeunes filles qu’il photographie. Et plus particulièrement Dawn Dunlap, modèle fameux, évoqué en termes de pureté et d’innocence – une innocence vue comme rare et fugace. A son tour, Dawn Dunlap rappelle des filles disparues de la vie de l’auteur, à l’instar d’Alice, sa propre fille, dédicataire d’ailleurs d’un roman précédent, intitulé Les drapeaux sont éteints. Une Alice qui rappelle Lewis Carrol…

Par deux fois, l’auteur cite la phrase de David Hamilton : « Le sourire, c’est bon pour les photos de vacances », rappelant, à la première citation, que lui-même ne sourit presque jamais sur ses photos d’enfance. On peut regretter qu’il reprenne cette phrase en début du chapitre « Philosophie du sourire », introduisant ainsi une mercuriale à l’encontre des êtres humains d’aujourd’hui. Celle-ci dissone, tel un couac pénible sur le mouvement lent et mélancolique d’un quatuor à cordes.

Récit d’une émotion partagée, Le Portrait de Dawn Dunlap est un petit livre richement documenté, et celui qui souhaite aller plus loin piochera avec profit dans l’abondante bibliographie qui le complète. Enfin, le lecteur laissera résonner, en complément à cet opus, les citations que l’auteur lui livre au sujet de David Hamilton – qu’elles soient de lui ou de ceux qui en ont parlé.


Olivier Mathieu, Le Portrait de Dawn Dunlap, Cluj-Napoca, Casa Cartii de Stiinta, 2017.

dimanche 25 juin 2017

Dimanche poétique 307: Esther Granek

Idée de Celsmoon.

Vacances

Tiède est le vent
Chaud est le temps
Fraîche est ta peau
Doux, le moment

Blanc est le pain
Bleu est le ciel
Rouge est le vin
D’or est le miel

Odeurs de mer
Embruns, senteurs
Parfums de terre
D’algues, de fleurs

Gai est ton rire
Plaisant ton teint
Bons, les chemins
Pour nous conduire

Lumière sans voile
Jours à chanter
Millions d’étoiles
Nuits à danser

Légers, nos dires
Claires, nos voix
Lourd, le désir
Pesants, nos bras

Tiède est le vent
Chaud est le temps
Fraîche est ta peau
Doux, le moment

Doux le moment…
Doux le moment…

Esther Granek (1927-2016), Ballades et réflexions à ma façon, 1978. Source: Poetica.fr.

samedi 24 juin 2017

Le regard philosophe de Bruno Madelaine et Simon Renaud sur le syndrome de Williams & Beuren

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Lu par Filscrea, Maria.

Lecture en partenariat avec Simplement.pro et l'auteur - merci pour l'envoi.
Le site de l'éditeur.

"Les petits yeux étoilés", c'est un titre qui fait référence au regard particulier des personnes atteintes du syndrome de Williams & Beuren. L'un d'entre eux, Simon Renaud, est au coeur du deuxième livre de l'écrivain angevin Bruno Madelaine. Et le roman "Les petits yeux étoilés", c'est aussi un point de vue optimiste sur une maladie orpheline (touchant une personne sur vingt mille), sur la manière de la vivre et sur les bonheurs que cela réserve, malgré les difficultés. Et une belle manière d'y sensibiliser le lecteur.

Simon Renaud, c'est un personnage philosophe que le lecteur découvre, séduit, à différents âges de sa vie. L'auteur donne plusieurs points de vue à son récit, narré par Simon Renaud lui-même: âge adulte, adolescence, enfance. Par le biais de carnets rédigés par son personnage, il permet un retour sur le passé. Retour à la fois poétique et empreint d'humour: comment ne pas sourire, malgré tout, face à l'idée qu'un embryon, dans le ventre de sa mère, ait voulu faire de ses gènes un jeu de construction? Cela, malgré les lourdes conséquences  que cela peut avoir sur une vie. Le lecteur se réjouit d'ailleurs de découvrir ces pages de journal, lieux d'intimité savoureuse.

Force est par ailleurs de noter que si l'humour consiste à savoir rire de soi-même, Simon Renaud s'en sort avec les honneurs: loin de l'apitoiement sur une vie certes difficile tant pour soi que pour l'entourage, il s'en accommode avec le sourire, et assume ses goûts, qui ne sont pas ceux de chacun: un bruit de motocyclette l'émeut, il montre des dispositions pour la musique (comme beaucoup de personnes atteintes du même syndrome) mais reste totalement réfractaire aux mathématiques, et il se nourrit au moyen de poches injectées directement dans l'estomac - par le biais d'une "gastrostomie", un mot à la fois proche de "gastronomie" dans sa sonorité, et très éloigné du point de vue sémantique... Cela peut surprendre, mais face à l'adversité que constitue la maladie ou le handicap, l'humour est une arme.

Handicap versus normalité: c'est une question que l'auteur pose, et par le biais du rêve, il envisage ce que cela peut avoir de pire. Mais voyons plutôt le meilleur, puisque c'est cela que l'écrivain tient à mettre en avant! "Vous dites que je suis différent, or moi je pense que vous êtes tous les mêmes", répond Simon Renaud, philosophe, relevant avec aisance les contradictions des humains qui se prétendent normaux, ou simplement conformes à une normalité qui leur permet de vivre sans trop d'encombres dans le monde qui est le leur. Est-il par exemple vraiment normal de manger du foie gras, produit d'un mode d'élevage pénible pour l'animal? Voilà l'une des questions que Simon Renaud pose, parmi tant d'autres, interrogeant le lecteur sur son propre fonctionnement. L'auteur intègre parfaitement le point de vue de son personnage, avec sensibilité, présentant au lecteur un personnage crédible et sympathique. Et philosophe qui plus est: en exergue de chaque chapitre, apparaît une phrase que le lecteur pourrait méditer.

On pourrait certes relever la distorsion de focalisation qui survient au chapitre 20, improbable du strict point de vue technique, même si l'on admet qu'en relatant ses souvenirs, le personnage principal y adjoint peut-être des choses rapportées. Cette faiblesse déroutante paraît cependant utile pour donner toute sa force à cet ultime chapitre, qui ouvre la porte à l'amour, enfin - un amour qui casse le rythme du roman et trouve son issue, à la fois inouïe et presque attendue, dans l'épilogue qui suit immédiatement.

Mais quoi? Au-delà de son vécu au contact d'une personne atteinte du syndrome de Williams & Beuren, un vécu qui va le faire évoluer, l'auteur laisse affleurer sa propre vision de la vie, une vision positive héritée du bouddhisme. Tout en donnant matière à réflexion sur les obstacles de la vie et la manière de les surmonter (en particulier, la séquence où Simon Renaud apprend à manger, précédée des efforts solidaires consentis par tout son entourage pour financer cet apprentissage peu évident, s'avère exaltante), l'auteur propose avec "Les petits yeux étoilés" un coup d'oeil lumineux sur le handicap - un handicap qui n'empêche pas l'accès au bonheur, ni à cet amour qui, selon l'image classique et consacrée, fait jaillir des papillons dans le ventre.

Bruno Madeleine, Les petits yeux étoilés, Saint-Ouen, Les Editions du Net, 2017.

jeudi 22 juin 2017

Des portes entre le monde réel et l'univers du jeu, avec Leslie Héliade

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Lu par Laetitia.

Le site de l'écrivaine - merci pour l'envoi d'un exemplaire!

C'est au restaurant que tout commence, et au casino que tout... s'achève, ou pourrait recommencer. Cela se ressemble-t-il? Voire! Leslie Héliade propose avec "La Clé d'Oriane" un roman fantastique aux discrets accents de romance, entre l'univers virtuel des jeux vidéo et le contexte bien réel de la ville de Paris.

Si ce roman, troisième opus de l'écrivaine, est écrit à la troisième personne, c'est bien en compagnie d'Oriane que le lecteur se trouve. Un personnage qu'il faut apprivoiser: cette dessinatrice de bandes dessinées au look gothique de 26 ans apparaît déprimée, éprouvée par une rupture sentimentale, et un brin immature à force de se réfugier dans le monde des jeux de rôle: l'appétence démesurée pour la préparation d'un mariage d'elfes n'est-elle pas une manière de fuir un réel trop exigeant, ou du moins de le vivre par procuration? De même, on la découvre quasi dépendante aux jeux vidéo où l'on se construit un personnage, à telle enseigne que l'aubergiste qu'elle y croise doit à plusieurs reprises lui dire de revenir au monde réel. Un peu comme il inviterait un client alcoolique à rentrer chez lui.

Deux mondes? Au début, le lecteur découvre deux paysages bien distincts. Le monde du jeu vidéo futuriste Ultimaland 15, élément clé de ce roman, est rendu avec un réalisme qui parlera certainement aux amateurs. Mais pour le grand public, c'est lorsque ces deux univers a priori distincts se mêlent et se révèlent poreux, soit au chapitre 5, que cela devient vraiment captivant. Surprise, en effet: l'histoire décolle lorsqu'un avatar de ce jeu vidéo s'égare à Paris et sollicite l'aide d'Oriane pour que tout rentre dans l'ordre. Cet avatar, c'est Serrure. Et bien sûr, le lecteur va se demander si Oriane a la clé...

Soudain, l'on découvre une Oriane de plus en plus motivée par la mission qui lui tombe dessus. Une Oriane menteuse aussi, prête à tout pour avancer. Le personnage de Serrure est intéressant aussi: invisible à tous sauf à Oriane, il représente l'entrée dans le monde fantastique. Personnage de jeux vidéo, il pense en conséquence, indiquant ses scores et performances chiffrés et s'étonnant qu'à Paris, il n'y ait pas ces solutions miracles qui, parfois, font avancer un jeu de rôle à pas de géant. Pour ne rien gâcher, il est volontiers narquois, ce qui le rend attachant.

Entre les deux, semble se dessiner une romance impossible, bloquée par des choses plus urgentes... et surtout par le caractère mensonger des deux personnages: une Oriane qui n'assume pas complètement et un Serrure qui n'est qu'un personnage avantageux créé par un être humain tout ce qu'il y a de plus normal, susceptible de décevoir. Symbole de cette impossibilité, et en dépit d'une certaine attirance réciproque, aucun baiser ne sera effectivement échangé entre Oriane et Serrure...

En ouvrant les portes entre les mondes réel et virtuel, l'écrivaine interroge chaque lecteur, mine de rien, sur son rapport au réel. Elle accroît la tension de son récit en convoquant régulièrement le regard des autres sur Oriane, soupçonnée d'être folle. Cela, sans oublier les nombreux obstacles qui se dressent sur la voie d'un retour à l'ordre normal. Enfin, porté par une écriture fluide, "La Clé d'Oriane" constitue une lecture plaisante et sage qui revisite le genre fantastique tel qu'il pourrait être au vingt et unième siècle.

Leslie Héliade, La Clé d'Oriane, roman auto-édité, 2017.

mardi 20 juin 2017

Katja Lasan, sombres ambiances rock'n'roll de Lausanne à Bercy


41KijErH88L._SY346_Rappel: la romancière Katja Lasan donnera une lecture publique d'extraits de ses oeuvres le vendredi 23 juin à 20h00 à l'espace Le Phénix, rue des Alpes 7, à Fribourg (Suisse), sous l'égide de la Société fribourgeoise des écrivains

Défi des Mille.

Voilà que l'écrivaine fribourgeoise Katja Lasan offre à ses lecteurs le deuxième tome de "Gueule d'ange"! Celui-ci est plus généreux, plus sombre aussi, que le premier opus, qui relate, rappelons-le, les débuts des amours entre Alice Lagardère, bibliothécaire lausannoise sans histoire, et Fred Pelletier, rock star au succès considérable et aux blessures multiples. Qu'on le sache: pour apprécier pleinement "Gueule d'ange tome 2: Fred", il est mieux d'avoir lu le tome 1. Mais qu'on le sache aussi: en creusant ses personnages principaux, la romancière offre un roman encore plus dramatique que le premier. Certes, les amateurs du tome 1 retrouveront à l'envi, quitte à les trouver répétitives (les mots sont un peu les mêmes à chaque fois), les scènes de sexe passionnées qui en font le délice. Mais il y a d'autres choses: les sentiments évoluent entre Alice et Fred, et surtout, mais pas besoin d'en dire beaucoup plus, il y a une groupie bien collante qui hante ce deuxième volume.

hebergement d'imageCela dit, plus que dans le premier volume de "Gueule d'ange", la romancière fait usage de l'ellipse, consciente qu'il n'est pas forcément nécessaire de tout dire, de révéler tous les secrets d'alcôve. Du coup, le lecteur est mis en présence d'une intrigue massive, portant sur un bref hiver qui, paradoxalement et par contraste, s'avère très chaud. Cela se voit dans des scènes parfaitement explicites, jouissives, ou dans des clins d'oeil qui laissent entendre qu'Alice et Fred passent leur temps à vivre les émois de leurs corps et de leur âge.

Se déroulant sur 815 pages, le deuxième tome de "Gueule d'ange" développe les deux personnages principaux. Le lecteur retrouvera naturellement avec plaisir Fred, ce rocker aux allures solides; il explorera aussi avec plaisir les fissures que l'auteure lui accorde. Il goûtera aussi, et là c'est plus amer, ce qu'Alice peut avoir de détestable: il la découvrira jalouse, possessive, dissimulatrice et menteuse - et elle a même envie, plus ou moins consciemment, de lui faire un gosse - dans le dos, pourquoi pas, quitte à assumer en aval. Il est permis de penser qu'au fond, une fille aussi pénible ne mérite même pas Hugo, le rival violent de Fred, banquier qui "a une situation" et trouve aussi un développement peu amène dans "Gueule d'ange 2".

Un gosse dans le dos? C'est à cette aune qu'on constate que la romancière ne recule pas devant les sujets difficiles. Se mettant dans la peau de Fred, elle dessine avec finesse les états d'âme d'un homme dont la copine, de façon surprenante, lui annonce qu'elle attend un bébé de lui. Le moment s'avère trouble: accepter, inciter à avorter, imposer la paternité? Les choix sont difficiles, et la romancière les amène avec adresse. Ce sujet difficile fait écho à la thématique du viol au masculin, tabou s'il en est: un homme peut-il être violé? En l'espèce oui, et c'est crucial, même si - et l'auteure le montre finement - c'est difficile de l'accepter.

L'arrière-plan, on le connaît un peu, et c'est pourtant paradoxalement ce que l'on préfère dans "Gueule d'ange, tome 2": l'auteure excelle à donner à voir les coulisses du show-business, à l'exemple d'un concert à Bercy, qui constitue le sommet de ce second tome. Le lecteur goûtera aussi les rues de Paris, et en particulier de Montmartre - même si le 39 de la rue Norvins n'existe pas. Cela, sans oublier qu'autour d'Alice et Fred, il y a différentes manières de vivre en couple: entre le tandem rock'n'roll mais finalement conventionnel constitué par Michaël et Flavia, parents de Malone (un prénom qui rappelle ô combien ce bon vieux Renaud!), les aventures lesbiennes d'Elsa, les hésitations de Luc (qui vont jusqu'au triolisme), chacun trace sa route.

Soit dit en passant: il est possible de voir que certains points de vue de "Gueule d'ange, tome 2", déjà esquissés dans le tome 1, sont sous-tendus par la tradition judéo-chrétienne, peut-être d'inspiration protestante, qui est familière au lecteur: la mère d'Alice souhaite pour sa fille un conjoint stable et peu sulfureux. De son côté, Alice est sensible aux culpabilités du monde actuel, ce qui l'excite, d'autant plus que, de culture protestante (c'est une Vaudoise bon teint), elle n'a pas la culture de la confession: tensions garanties! L'auteure elle-même donne une piste astucieuse vers une lecture chrétienne de ses romans, en donnant à ses personnages clés les noms de Luc, Matthieu, Marc et Johanna - ce dernier prénom pouvant être lu comme le féminin de Jean. Autant d'évangélistes qui donnent une bonne nouvelle, un message d'amour bien rock'n'roll...

C'est que l'auteure n'hésite pas à disséminer ses références culturelles dans les deux tomes de "Gueule d'ange". La "Phèdre" de Racine s'est par exemple installée très vite, et au fil des pages, le lecteur pense à son groupe de rock favori ou à tel écrivain qu'il a aimé dans sa jeunesse. Eh, d'ailleurs: Frédéric Pelletier s'appelle en fait Frédéric Moreau! Est-un scoop? Guère. Mais en donnant au personnage masculin clé de son roman le nom de l'anti-héros de "L'Education sentimentale" de Gustave Flaubert, l'auteure donne au lecteur une clé de lecture importante: les deux romans qui constituent "Gueule d'ange" sont en somme des éducations sentimentales mettant en présence deux personnages qui, à leur manière, ont connu leurs difficultés et leurs ratés amoureux avant de se rencontrer. Et après, surtout.

Alors oui, on peut trouver répétitives les scènes explicites de "Gueule d'ange", après une lecture quasi consécutives des deux tomes. On préférera retenir que telle qu'elle est montrée dans ces deux romans, la sexualité, certes classique quoique pimentée (il s'agit d'une relation entre personnages hétérosexuels en phase avec leur genre), s'avère positive, saine et épanouie. Cela, avec quelques coups d'oeil vers ce que pourrait être une autre sexualité assumée, entre autres à travers le personnage d'Elsa la lesbienne voire, dans une moindre mesure, de Matthieu le gay. Ainsi se dessine, au travers de "Gueule d'ange", l'image d'une sexualité de plaisir et d'appétences passionnées, urbaine en définitive, qui a ses limites et ses audaces - ou le contraire. Juste libre, en somme!

Enfin, l'écrivaine sait lancer quelques paillettes en invitant son lecteur dans les studios de la télévision française, hantés par des gens comme Nagui ou Bénabar. Du coup, quitte à accepter quelques tics de langage qui sont en somme ceux de la narratrice, qui semblent d'ailleurs déteindre sur son amant, c'est un plaisir de se lancer dans "Gueule d'ange, tome 2: Fred", et de creuser ce personnage à la fois fissuré et d'une étonnante maturité pour ses 27 ans. Euh, d'ailleurs: Fred Pelletier entrera-t-il dans le club maudit des rockers morts à 27 ans, qui regroupe Robert Johnson, Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain et Amy Winehouse? L'écrivaine entretient le suspense... et le lecteur l'appréciera. Et en somme, en refermant "Gueule d'ange, tome 2: Fred", on se dit que l'amour vient à bout de tous les obstacles. Y croire? Wouah!

Katja Lasan, Gueule d'ange, tome 2: Fred, JePublie, 2015.

dimanche 18 juin 2017

Dimanche poétique 306: Jean Dominique

Idée de Celsmoon.

Chanson

Le bateau sentait le thé
Quand nous traversions la mer,
À deux, à trois, pour aller
À Folkestone, en Angleterre.

C’était un jour bleu d’été,
À Folkestone, en Angleterre,
Où les vieux collèges verts
Dormaient leur calme congé
Dans l’herbe des monastères.
L’église trop bien cirée
De Folkestone, en Angleterre,
Et les lys du baptistère,
Et les vitraux peu teintés,
Et le joyeux cimetière,
Quand irons-nous les aimer
À Folkestone, en Angleterre?
Nous avons pris notre thé
À Folkestone, en Angleterre,
Dans un hôtel du passé,
Aux meubles d’acajou clair,
Et cette salle à manger,
Et ces compotiers de verre,
Et ces pelouses bombées
Sous les chênes noirs et verts,
Que cela nous a charmés,
À Folkestone, en Angleterre!

Nous reprendrons un hiver
Le bateau qui sent le thé,
Et ce sera pour aller
À Folkestone, en Angleterre,
Pour voir les dalles lavées
Et les fleurs du baptistère,
Et, par les vitres teintées,
Le tout petit cimetière.

Pour boire un thé parfumé
De spleen, de brume et de mer,
Dans un hôtel du passé,

À Folkestone, en Angleterre.

Jean Dominique (1875-1952), La Gaule blanche, 1903. Cité par Les voix de la poésie.

mercredi 14 juin 2017

Opulentes agonies de Louis-Paul Guigues

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D'une façon discrète, Louis-Paul Guigues (1902-1996) a tracé son chemin d'écrivain au travers du vingtième siècle. Au fil de ses romans, tel que "Labyrinthes", il a construit un monde aux atmosphères oniriques, pour ne pas dire surréalistes. Le lecteur le retrouve tel qu'en lui-même dans "Mes agonies" (1984), un ouvrage qui exploite les potentialités du dialogue au fil de trois séquences qui suggèrent, non sans un soupçon d'humour, que la fin est proche. Cela, avec la complicité des éditions InFolio, qui ont l'heur de le faire revivre, à travers ses écrits, en ce début de vingt et unième siècle.


Le lecteur ne peut s'empêcher de se demander qui sont les personnages que l'écrivain met en scène: un jardinier, un tailleur qui fabrique des cercueils, un âne même, et quelques autres figures encore - gravitant autour d'un bonhomme qu'on devine moribond et riche, mais aussi philosophe sans fin, qui fait figure de pivot du roman et pourrait être, pourquoi pas, l'auteur lui-même. Riche? Certes, il y a la description de ces lieux où trône une cheminée, le portail (par lequel le lecteur entre dans un monde à part) et le personnel domestique. Mais cela ne serait rien si ce n'était couplé à une opulence du vocabulaire et à une accumulation des mots qui, dès la première page, impressionne le lecteur: l'auteur associe la quantité et la qualité pour montrer que la richesse est plurielle. 

Un peu d'humour, un peu d'amour? "Mes agonies" donne à voir un homme qui brûle ses derniers vaisseaux, résigné et heureux, sûr qu'après lui, viendront les vers: face à l'exubérance de certains passages, le lecteur ne peut que repenser aux ambiances du "Dernier repas" de Jacques Brel. D'autant plus qu'il sera aussi question des femmes du personnage qui tient le crachoir et donne la réplique, inlassablement. Rapidement, sur un ton "gaillard" et obsédant mine de rien, il sera question d'amours de jeunesse à jamais perdues, dites éventuellement sur un ton badin: amours, jeunesse, l'agonie est consommée.

Jeunesse? En contrepoint au sérieux des amours, il y a un côté amusant dans l'entrée en scène de l'adorateur du Cristal, accroché à un culte de jeunesse disparu, vu comme quelque chose d'aussi dérisoire qu'une fleur séchée dans un herbier. Cette adoration crée cependant, en début de roman, une ouverture vers une transcendance, si futile et controuvée qu'elle soit: qu'on croie ou non en Dieu, on ne se résout pas à accepter qu'il n'y a rien après la mort.

Enfin, "Mes agonies", c'est aussi une balade à dos d'âne parlant, philosophique, empreinte toujours de dialogues: il est permis de penser, à ce moment (c'est la deuxième séquence de "Mes agonies"), à "Jacques le Fataliste et son maître". D'autant plus que si le dialogue est soutenu, l'action n'existe guère. Si ce n'est par le verbe, toujours opulent, toujours haut. Tout cela débouche sur une réflexion autour de la gémellité, avec les personnages de Lilla et Lalli, étranges jumelles amoureuses qui ne manquent pas de troubler le narrateur, et de le mettre en minorité - dans un état d'esprit que rappellera peut-être, plus tard, "L'amour en double" de Joyce Carol Oates (1987). Tout cela, encore une fois, dans la perspective d'un homme qui se tourne sur son passé.

Pour le plus grand bonheur du lecteur, ce regard vers l'arrière, nostalgique et flamboyant comme peut l'être l'histoire d'un homme qui lance ces derniers feux face à ses proches, se distingue par un vocabulaire opulent qui installe un climat délicieusement décadent: le monde s'en va, j'en prends congé, et c'est tant mieux! Et si quelqu'un prend le relais, c'est finalement un défi lancé à l'éternité: "Je suis mort, Nicodème, mais n'es-tu pas mon éternité?", interroge notre narrateur en fin de livre, d'une manière qui donne la vertigineuse mesure de l'humain, capable de se survivre, de se succéder à lui-même, oscillant entre temps et éternité.

Louis-Paul Guigues, Mes agonies, Gollion, InFolio, 2017, postface d'Eric Eigenmann, édition par Patrick Amstutz, couverture d'Umberto Maggioni.

lundi 12 juin 2017

Philippe Lafitte, des eaux troubles en piscine

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Le site de l'éditeur - merci pour l'envoi.

Danse ou plongeon? Dessinée d'une façon brute de décoffrage, l'image qui orne la couverture d'"Eaux troubles" entretient le doute. Doute pertinent: ces deux arts du corps partagent une évidente recherche de la grâce. Et c'est bien dans un bassin de natation que l'écrivain français Philippe Lafitte place l'intrigue de ce micro-roman, de cette novella paru il y a quelques semaines chez BSN Press. Une novella qui aurait mérité une citation au Prix de Chlore, et qui place en son centre une plongeuse boiteuse... 

Boiteuse? Pertinemment, l'auteur attire dès l'incipit l'attention du lecteur sur la démarche claudicante de Mélanie, qui est au coeur du récit: "Elle marchait dans la nuit noire...". L'enjeu est donc majeur, existentiel même pour la figure de Mélanie, le lecteur le comprend après coup: il ne sera question que de jambes et de démarche.

"Eaux troubles" a tous les airs d'une nouvelle: le nombre de personnages est restreint, et tout se passe dans une piscine, ou presque. L'auteur installe rapidement des liens et tensions entre ses personnages: la possibilité d'une idylle entre Mélanie et Claude, qui l'a engagée comme collaboratrice à mi-temps dans la piscine dont il a la charge, et la violence des rapports avec Horst, ancien de la Légion étrangère, qui travaille aussi à la piscine. Violence contre élégance: comment Mélanie va-t-elle vivre ces propositions, ces possibles? Doit-elle répondre à la violence par une violence encore plus vigoureuse, quitte à ce que le sang vienne troubler l'eau chlorée de la piscine?

Triangle de tensions, oui: et c'est naturellement Mélanie qui y joue un rôle clé. L'auteur explore ce personnage en lui donnant un passé plus fouillé qu'aux autres, plus intéressant donc. Il y a cette attirance jamais démentie pour l'élément liquide, contrarié mais révélateur d'une pugnacité certaine. Il y a les violences conjugales d'un mari déçu et alcoolique, un enfant devenu adolescent et qui a pris ses distances avec sa mère. Mais si le mariage de Mélanie est un échec, il convient de relever que sa claudication est le fait d'un accident dont elle est seule responsable: l'auteur a la sagesse de ne pas charger inutilement l'ex-mari.

Depuis "Etranger au paradis" au moins, on sait que l'écrivain Philippe Lafitte est doué d'une plume solide, pertinente et aiguë dès la première phrase. Oscillant entre passé et présent, "Eaux troubles" dessine un portrait de femme presque quadragénaire, mère d'un ado, déjà éprouvée par la vie. Et interroge: a-t-on encore le droit de l'enquiquiner? En éjectant le personnage de Horst, l'auteur donne une partie de la réponse. L'autre partie, autour de Claude, le lecteur doit l'imaginer lui-même: certes, Mélanie tient la clé à molette par le bon bout; mais en déclarant, tout à la fin, "Je vais tout vous expliquer, Claude", elle laisse ouverte la possibilité d'une issue autre que violente.

Philippe Lafitte, Eaux troubles, Lausanne, BSN Press, 2017.


dimanche 11 juin 2017

Terreskin, un voyage poétique et photographique aux portes de l'étrange

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Le site de l'éditeur (merci pour l'exemplaire envoyé), le site du livre.

Tout un monde d'images au départ de Vevey: le débarcadère vous tend les bras! Terreskin, c'est l'exotisme et le rêve à deux pas des rives suisses du lac Léman. C'est un pays rêvé à la toponymie imaginaire et évocatrice. Des photos, et un soupçon de poésie pour commenter tout cela: c'est le programme du livre "Terreskin", signé Maude FatBear et Valérie Huser. Et comme souvent chez l'éditeur Hélice Hélas, le lecteur se trouve en présence d'un livre difficile à classer. D'ailleurs, celui qui ouvre "Terreskin" est-il vraiment un lecteur?

Couverture cartonnée, pages noires où quelques phrases se détachent en rouge: "Terreskin" est indéniablement ce qu'on appelle un beau livre. Celui qui l'ouvre est convié à un voyage original à travers la photographie, dans un monde lémanique transfiguré.

Transfiguré? Halluciné plutôt! Le travail de l'image s'avère virtuose et technique. Il joue sur le grain des photographies, sur les jeux de couleurs, sur les lumières que la météo veut bien accorder. Du coup, il en résulte un regard qui a parfois une couleur rétro, ou flirte avec l'art abstrait grâce à des flous et des plans rapprochés artistiques. Les figures humaines sont fugaces, éventuellement grimées (on pense à la femme en rose, sans doute une comédienne), et le regard sur elles s'avère altéré: on veut croire à des demi-dieux, ou alors, à tout le moins, à des personnes hors du commun.

L'ordre des photographies, en phase avec un voyage rêvé, suit une forme de crescendo dans l'onirique, discrètement porté par des légendes aux airs poétiques. Tout commence avec des personnages vus, à l'instar de ce bonhomme, Allistaire, qui boit lentement son verre ou d'Estelle aux beaux mollets, tenancière d'un bistrot nommé "Estelle's". Puis viennent la nature, les rochers, les arbres, les univers souterrains qui font peur. L'oeil de la photographe se fait observateur, repère ce qu'il vaut la peine de montrer à celui qui feuillette "Terreskin", et qui se retrouve ainsi embarqué dans un voyage au coeur de l'étrange, du mystère.

Et comme si l'image et le verbe ne suffisaient pas, "Terreskin", ce livre aux portes de l'étrange, est complété par un site Internet où l'esthète intéressé trouvera des photos en complément, qui illustrent le monde imaginaire rêvé par les créatrices. Il trouvera là, également, des instants musicaux propres à porter sa rêverie.

Maud FatBear et Valérie Huser, Terreskin, Vevey, Hélice Hélas, 2017.

Dimanche poétique 305: Etienne de la Boétie


Idée de Celsmoon.


II.

C'est amour, c'est amour, c'est luy seul, je le sens:
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte
A qui onq pauvre coeur ait ouverte la porte.
Ce cruel n'a pas mis un de ses traictz perçans,


Mais arcq, traits et carquois, et luy tout, dans mes sens.
Encor un mois n'a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines je porte,
Et des-ja j'ay perdu, et le coeur et le sens.


Et quoy? si cet amour à mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit?
O croistz si tu peuz croistre, et amande en croissant.


Tu te nourris de peurs: des pleurs je te prometz.
Et, pour te refreschir, des souspirs pour jamais.
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissant.

Etienne de la Boétie, Vingt neuf sonnetz d'Estienne de la Boëtie, dans Poètes du XVIe siècle, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1953/1991, éd. par Albert-Marie Schmidt.



samedi 10 juin 2017

Remington, le monde des futures légendes

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Quelques séquences dans un monde post-cataclysmique: c'est la structure de "Remington", dernier roman de l'écrivain français Christophe Ségas, paru dernièrement en coédition aux éditions Hélice Hélas (Suisse - merci pour l'exemplaire!) et Le Nouvel Attila (France, Belgique). Première impression: le lecteur se trouve en présence d'un beau livre à la typographie étudiée, reproduisant les caractères des machines à écrire (Remington contre Underwood), jusqu'à reprendre leurs ratés. Que du bonheur pour les yeux, et aussi un paradoxe: le monde post-cataclysmique va-t-il donc s'écrire avec ces bonnes vieilles mécaniques?


Le personnage principal de "Remington" est une vieille machine à écrire, que l'auteur fait passer entre les mains d'une poignée de personnages désireux de témoigner de leur époque. Il ne cache pas que ce mode de témoignage est un peu en porte à faux avec une époque où le pragmatisme prime la création et où peu de gens savent lire et écrire. Sur des modes narratifs divers, cependant, chacun des témoins installe des récits qui ont valeur de futures légendes, fondées sur des types bien campés.

Dès le début, et cela peut surprendre, l'auteur installe un climat de fascination pour une époque révolue: pour les personnages qu'il met en scène, c'était mieux avant - avant ce cataclysme non décrit qui prend des noms divers: Klash, Reset, Flash. Ce n'est donc pas un hasard si le premier témoin de son époque est un archéologue, Kassil, qui fouille passionnément la terre à la recherche de témoins d'antan. Ce n'est pas un hasard non plus si plus d'un personnage cherche, au fil des pages, à recréer plus ou moins consciemment un mode de vie qui se rapproche de ce qu'il y avait avant le cataclysme, par exemple en créant - c'est le but de Jean-le-Petit - des engins volants alors que personne n'y croit.

Jean-le-Petit, c'est d'ailleurs la technique qui vient au monde, et il fait figure de Léonard de Vinci en plus jeune. A travers lui, on découvre un clavecin qui a bien besoin d'être réparé, de même que la Remington. C'est aussi un peu d'intelligence dans un monde où la tentation de l'obscurantisme, religieux ou athée, est présente. Obscurantisme athée? Il se manifeste au moment où l'auteur décrit la réinvention du rugby (ce mot n'est pas utilisé, mais une allusion à William Webb Ellis, son inventeur légendaire, met le lecteur sur la voie), puis décrit la fin d'un match dont le ballon est remplacé par la tête d'un dignitaire religieux, Albert, coupée par des opposants fanatiques.

La réinvention d'un monde passe aussi par la recréation des mots. En la matière, l'auteur se montre astucieux en développant des étymologies imaginaires. On aimera donc la manière dont sont ressuscités les mots "pédalo" et "montgolfière". Et l'on reste pantois face au jeu de lettres et d'anagrammes cabalistique autour de Remington, dont le fin mot est donné en fin de roman - porte ouverte à un nouvel obscurantisme...

Dans un monde où la survie et le pragmatisme sont prioritaires, finalement primitif, l'écrivain met en scène une poignée de personnages désireux de donner une valeur supplémentaire à leur vie et à l'humanité en général. Dans un esprit positiviste, il met encore en scène un artiste alcoolique dont la création fascine et intéresse, mais est considérée comme un luxe par des êtres qui se considèrent comme plus productifs. Il campe également une Suzann désireuse de créer un musée, à l'ancienne, et d'y installer ces oeuvres, quitte à les voler. N'est-ce pas, là encore, le signe de l'émergence d'un besoin humain, irrépressible, de laisser une trace dans le monde? Tous ces personnages désireux, par l'art, par la science ou par le témoignage, seraient dès lors les parangons des créateurs d'aujourd'hui, campés dans un monde où tout est à réinventer, avec la nostalgie d'un passé réputé meilleur: un âge d'or, une ère classique en somme...

Christophe Ségas, Remington, Vevey/Paris, Hélice Hélas/Le Nouvel Attila, 2017.