mardi 3 avril 2018

Une jeune femme du milieu du vingtième siècle, entre foi, espoir et lourds secrets

DerriereBoulangerie
Anne-Marie Francey-Gremaud – "Faut-il parler ou se taire?". Telle est la première interrogation du petit livre "Derrière la boulangerie", témoignage de vie de l'octogénaire fribourgeoise, donc suisse, Anne-Marie Francey-Gremaud. Ce témoignage vient de paraître aux éditions Faim de Siècle, qui aiment dire la vie des Fribourgeois. Ce témoignage est d'ailleurs le premier d'une collection nommée "La vie des gens", dirigée par la recueilleuse de récits de vie Josiane Haas, et dont l'ambition est de dire la vie des gens du cru, en des temps pas si lointains que ça. Parler ou se taire, l'auteure de "Derrière la boulangerie" a choisi!

"Derrière la boulangerie" a des allures de Mémoires qui relatent la vie d'une fille de famille nombreuse, puis d'une adolescente imprégnée de pudeur, dans les années 1930-1950 en ville de Fribourg. On pourrait dire que son récit de vie est assez ordinaire, et force est de rappeler que les témoignages de vie, émanant de personnes méconnues voire anonymes, ne sont pas les plus faciles à faire connaître en dehors d'un cercle restreint de lecteurs familiers. Mais "Derrière la boulangerie", petit livre d'à peine deux cents pages structurées en très courts chapitres qui se lisent aussi vite qu'un roman, réussit à accrocher le lecteur.

Comment? Il y a d'abord la capacité, pour l'auteure, de dessiner une constante, un leitmotiv dans le livre: celui du manque d'affection. Ce manque n'est jamais loin – on pourrait même craindre, en début de roman, qu'on ne se trouve en présence de l'écrit d'une personne qui ne sait que se plaindre. Que nenni: face à des choses concrètes, liées à une vie véritable, le lecteur ressent ces manques d'amour à son tour. L'absence de la mère d'Anne-Marie, en particulier, littéralement bouffée par son travail, fait figure de matrice de l'absence. Dès lors, chaque départ ou décès sera vécu de façon paroxystique: un frère qui tente sa chance comme dramaturge à Paris, un autre qui va à l'internat pour devenir prêtre, une tante qui a été mère mieux que la mère biologique elle-même. Cela, sans compter les arias de la Seconde guerre mondiale. Autant de choses difficiles à comprendre pour une enfant!

En contrepoint à cette constante de la soif d'affection, toutefois, le lecteur découvre une fillette qui se construit malgré l'adversité. Tant mieux: derrière cette évolution, se cachent quelques secrets difficiles à assumer, y compris par la personne la plus concernée: la narratrice. C'est autour d'Anselme, frère indigne, que se cristallisent en effet les questions de l'inceste, du viol et du détournement de mineure. Cela, dans un monde où ces questions ne méritaient qu'un silence pesant. Ces questions sont exploitées comme elles peuvent l'être dans un roman, avec un brin de suspens et un tombereau de lourd mystère. C'est qu'elles sont bien vraies...

En filigrane, "Derrière la boulangerie" est aussi le récit d'une fille de famille nombreuse qui a dû apprendre très tôt à renoncer à certaines choses – on pense aux leçons de piano, abandonnées pour que Gilles puisse devenir dramaturge ou que François soit prêtre; cela, alors que les sœurs de la narratrice se sont orientées vers l'enseignement ou vers les ordres. C'est qu'on est dans une famille pieuse, comme il y en avait tant dans le canton de Fribourg au mitan du vingtième siècle. La foi est du reste un moteur assumé de la narratrice, qui n'hésite pas à dire ce que Dieu fait tout naturellement vivre dans son cœur et dans son âme. Témoin de la présence forte du catholicisme dans la vie de l'écrivaine, la couverture présente celle-ci dans le dzaquillon qu'elle portait en sa qualité de guide scoute. Témoin également, la capacité de pardon et de résilience dont l'écrivaine fait preuve: belle façon d'aller de l'avant en des temps difficiles.

"Derrière la boulangerie" est écrit en chapitres courts, recelant d'une façon rapide tel ou tel événement de la vie de l'auteure. Les petits pains de la boulangerie n'y seront qu'à peine présents, quoique de façon ciblée, au contraire des humains, décrits avec pertinence. L'écriture a quelques chose de suranné, soignée qu'elle est comme celle d'une institutrice d'antan par moments. Mais peu importe! Les propos d'hier, les peines de la narratrice (mais aussi ses joies et ses espoirs), demeurent aujourd'hui encore d'actualité, même s'ils ne se posent pas dans les mêmes termes. Du coup, en découvrant le témoignage d'une femme qui relate son enfance et son adolescence en se fondant sur des notes d'époque, le lecteur, ou la lectrice, ne manquera pas de retrouver l'une ou l'autre problématique qui peut concerner les gens d'aujourd'hui.

Anne-Marie Francey-Gremaud, Derrière la boulangerie, Fribourg, Faim de Siècle, 2018. Postface de Josiane Haas.

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