mercredi 16 mai 2018

Louis Soutter et les années de plomb, vus de Suisse

Chaubert-couv-S3-1
Jean-Luc Chaubert – On pourrait croire à une plongée dans les "Années de plomb" que l'Allemagne a traversées au temps de la "Fraction Armée Rouge", et le titre du premier roman, clair et sans détours, de Jean-Luc Chaubert l'indique sans ambages superflues au lecteur. Mais "Les Années de plomb" évoque surtout les résonances qu'a eues ce mouvement terroriste en Suisse, et surtout dans le coeur et l'âme des personnages que l'auteur a créés pour la circonstance. Et en Suisse, la violence elle-même marche sur du velours...

Tout commence de façon trépidante, dans le contexte des années 1970: sur son retour vers la Suisse, un étudiant lausannois, Olivier, prend à son bord Ingrid, une autostoppeuse allemande à l'âme révolutionnaire. Elle a l'air bizarre, exténuée aussi. Non loin de la frontière, elle dégomme au pistolet un représentant de l'autorité, à travers la vitre de la voiture. En hébergeant ensuite celle qui a tiré, par humanité et en tout bien tout honneur malgré le trouble, l'étudiant ne sait pas que cet épisode va déterminer un bon bout de son existence.


L'auteur excelle à conférer à ses personnages une personnalité propre, complexe et bien construite – et par conséquent crédible. Ingrid est certes un sympathisante de la Fraction Armée Rouge, ce qui ne devrait pas la rendre particulièrement sympathique. Mais après avoir pris du champ face à un mouvement dans lequel elle ne se reconnaît plus, elle cherche sa voie, et veut dépasser certains réflexes. L'art s'avère un chemin de rédemption, non exempt d'embûches, et l'auteur décide de placer cette femme dans les traces du peintre suisse Louis Soutter. Cela permet au lecteur de visualiser facilement ce que crée Ingrid; et puis, il est permis de penser que l'écrivain a tracé un pont entre Ingrid, personnage à la psychologie peut-être fragile (mais certainement pas folle), et Louis Soutter, artiste considéré comme fou par certains (mais pas par d'autres), et qu'on rapproche de l'art brut. Enfin, l'auteur semble partager ainsi une passion artistique personnelle avec son lectorat. Passion qui est en phase avec la citation de quelques poètes, en particulier Jacques Prévert.

C'est compliqué? Voyons Olivier... qui essaie de faire la synthèse entre un bel idéalisme qui puise dans les valeurs dites de gauche tout en étant l'héritier indécrottable du protestantisme à la romande: il est fils de pasteur, et l'héritage s'avère étouffant. S'entrechoquent dès lors la conception du monde et du péché issue d'une certaine réforme, calviniste, suggérant entre autres la possibilité du rachat par les oeuvres. Cela entre en résonance avec la révolte que ressent Olivier face aux dictatures, en particulier d'Amérique du Sud, et par sa volonté de transmettre des valeurs humanistes aux élèves qu'il a dès qu'il devient enseignant. Mais face au réel, faut-il transiger? Quelques péripéties bien trouvées, éventuellement centrées sur l'Amérique du Sud où il est devenu père d'une manière difficile à avouer, permettent de placer son personnage face à ses propres mensonges et faiblesses. La complexité d'Olivier fait son intérêt. Face à lui, Yvan, la mauvaise conscience syndicaliste, celui qui tient de grandes théories bien sérieuses, fait figure de tribun qui ne connaît pas grand-chose de la vie. Celle-ci le rattrape cependant lorsque sa femme (comme qui dirait "sa bourgeoise"!) lui téléphone pour qu'il vienne s'occuper des gosses...

Rédigé par un écrivain "né à Lausanne au siècle passé", "Les années de plomb" évoque les rêves qui avaient cours au début du dernier tiers du vingtième siècle – quitte à ce qu'ils ne parlent plus guère à un lectorat plus jeune que l'auteur, qui considérera peut-être que ce sont là de vieilles lunes. Cela dit, l'écrivain dessine avec précision l'arrière-plan politique et social de l'Amérique du Sud des années 1970, aux prises avec des régimes autoritaires d'inspiration militaire, pris en mauvaise part: les porteurs de valeurs dites "de gauche" sont ainsi montrés comme des victimes. Au passage, l'auteur ne manque pas d'étriller une Suisse qu'il décrit comme commodément attachée à l'ordre et à la discipline, bien planquée à l'abri des éclats du monde, qui s'effarouche de quelques graffitis (ce qui est bien vu! Il fut un temps pas si lointain où un graffiti sur un collège faisait la une des journaux...) et trouve sans bruit des accommodements avec des régimes aussi démonétisés aujourd'hui que l'apartheid d'Afrique du Sud.

Alors certes, l'auteur ne parvient pas tout à fait à restituer l'actualité des aspects politiques et sociaux qu'il soulève, peut-être parce que ceux-ci, sous sa plume, demeurent prisonniers de leur époque et que, s'ils sont toujours en partie d'actualité (rejet du nucléaire, oeuvre de l'organisation Terre des Hommes), ils se posent en d'autres termes en ce début de vingt et unième siècle. Cette réserve dite, force est de constater que l'auteur recrée avec crédibilité une époque qui lui tient manifestement à coeur, sur un ton des plus soignés. Il y injecte ce qu'il faut de tension, grâce aux personnages des policiers Mooser et Messerli, Bernois finauds sous leurs atours rustauds, placés comme une épée de Damoclès sur Ingrid et Olivier. Et le lecteur finit par s'attacher à ces deux personnages, pour qui l'Amérique du Sud paraît un lieu de rédemption évident. Inaccessible? La réponse est en dernière page des "Années de plomb"...

Jean-Luc Chaubert, Les années de plomb, Sainte-Croix, Mon Village, 2018.

Le site de Jean-Luc Chaubert, celui des éditions Mon Village.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Allez-y, lâchez-vous!